Calor


Les couleurs, du latin calor, sont nommées ainsi, mon cher Nestor, parce qu'elles sont portées à leur perfection par la chaleur du soleil ! Et vous voudriez qu’elles le remplacent ? Absurde !
– Vous vous prenez pour Dieu ! Méfiez-vous !
– Comment vous y prendrez-vous ? Il faut un projet concret mon ami ! C’est bien beau les idées…
Nestor, avec un calme inébranlable, répondit à ces attaques, comme toujours, sans y répondre. Sur le ton d’un possédé et avec un rythme presque liturgique, il récita les étapes de sa proposition telles qu’elles étaient projetées sur le mur de la salle de conférence.
– Installer d’abord une cage, qui délimite une étendue, avec une porte ouverte. Installer ensuite quelque chose de simple, quelque chose de vivant, quelque chose qui grandisse avec le temps.
La salle de conférence était haute et froide. Les colonnes, dans le même style géométrique que le reste du ministère, étaient agencées avec une symétrie parfaite. Nestor poursuivit.
– Placer sous la cage mon condensateur qualien et le démarrer après la dernière seconde d’ensoleillement, lors du premier jour du dernier cycle avant l’irruption.
Les derniers mots faisaient frissonner l’assemblée. « L’irruption ». Ils étaient tous là à cause d’elle.
– Se cacher, sans rien dire, sans bouger. La vitesse de la condensation a été calculée avec exactitude par mon équipe. L’opération durera au total 1,618033 secondes.
C’est toujours avec ce type de données précises que Nestor avait su se frayer un chemin dans les comités ministériels ou les membres politiques se laissaient convaincre avant tout par ce qu’ils ne pouvaient comprendre.
La différence de potentiel devra être maintenue pendant tout le cycle solaire. Au bout de 11,2 ans, après la dernière seconde d’ensoleillement, nous relâcheront le dispositif, pour une nuit. Une seule nuit, tous les 11,2 ans, ou nous pourrons jouir de nouveau des couleurs. C’est le seul prix a payer pour mon générateur perpétuel d’énergie propre.
Il y avait un prix à payer. L’audience le savait. Celui d’un sacrifice d’ordre purement esthétique, pour ne pas dire poétique, semblait le plus léger d’entre ceux qu’ils avaient entendus cette semaine.
– Lors de la nuit du relâchement, la violence de la vivacité soudaine des couleurs et des contrastes sera atténuée par la pénombre nocturne. Il n’y a pas d’accidents à prévoir, conclut Nestor.
Le silence paraissait impossible à briser. Pourtant, une question surgit d’un coin indéterminé de la salle. Elle avait son importance.
- Quelle couleur choisirons-nous de garder ?
- Qu’entendez-vous par là ?
- Quelle couleur nous servira de support pour les étendues, les formes, dans la vie de tous les jours, pendant les 11,2 années ? Autrement nous risquons une déréalisation de l’espace sans la couleur !
- Nous prendrons la teinte la plus neutre de la couleur transparente.
- Excusez-moi, mais « transparent » n’est pas une couleur !
- C’est la couleur du vent et  de l’eau, rétorqua Nestor. Vous verrez. C’est une couleur qui ne fait pas de mal, elle est calme et sèche, elle est parfaite.

Il fait beau. Marie regarde par la fenêtre. Son regard est attiré par le bouquet monumental de la place carrée. Elle ne peut pas voir les couleurs, bien sûr, elle est née dans un siècle noir et blanc. Ce que Marie ne sait pas, c’est que c’est son grand-père Nestor qui en est l’agent.
Son fiancé lui tient la main en regardant dans la même direction qu‘elle, il fredonne un air plein de joie et d‘innocence. Parfois, les mots ne suffisent pas, il nous faut des notes…

— Eleonore Sur